dimanche 10 février 2013

La pianiste

   La porte s’ouvrit avec un bruit de grelots. Toutes les têtes s’y tournèrent par réflexe ; puis, ayant constaté que ce n’était pas un policier venu les contrôler, ou autre trouble-fête qui leur aurait gâché la soirée – ou animé, selon le point de vue que l’on adoptait – chacun revint à son intérêt principal, qui sa chope de bière, qui sa bouteille de whisky, avec un peu de mélancolie dans l’œil puisque l’objet de cet intérêt présentait un aspect que l’on aurait pu qualifier de vide.
   L’individu qui était entré, lui, n’accorda en revanche aucune attention aux hommes présents dans le bar. Il cherchait une femme – une femme qu’il savait pouvoir trouver ici, blottie dans un coin, une cigarette à peine consumée entre ses longs doigts tremblants. Il avait déjà eu l’occasion d’admirer ses mains, et bien qu’il ne lui portât pas une affection particulière, avait sincèrement regretté qu’elle ait bifurqué dans la voie sombre de ses semblables au lieu d’embrasser la vocation d’honnête pianiste qui s’ouvrait devant elle. Car pianiste, elle l’était ; mais les larmes que créaient ses notes légères et tranchantes n’étaient pas celles de l’admiration.
   Oui, cette femme était bien étrange, et malgré lui l’homme qui la cherchait à cette heure était fier de la connaître.

   Il ne tarda pas à la repérer. Elle était exactement là où il l’avait imaginée. Assise contre les planches hâtivement clouées, le visage masqué en partie par l’ombre d’une plante en pot qui ne tarderait pas à rendre l’âme, tirant avec fébrilité de courtes bouffées d’une cigarette démesurément longue – où se les procurait-elle, bon sang ?
   Le reconnaîtrait-elle ? C’était peu probable. Elle avait glissé un regard dans sa direction au moment où il était entré, comme les autres. L’aurait-elle reconnu qu’elle aurait bondi de son banc et se serait enfuie par la sortie de secours, toute proche.
   La porte. Il contourna les tables pour l’approcher de manière à lui bloquer tout échappatoire.
   - Bonjour, Blanche, murmura-t-il.
   Elle sursauta avec tant de violence que sa cigarette bondit de ses doigts tremblotants pour aller rouler sur la table, répandant une traînée de cendre. Elle recula contre le mur, son regard nerveux capta en une fraction de seconde qu’elle était acculée et ses sorties fermées. Elle était pareille à une bête sauvage.
   - Je croyais que tu ne jugeais jamais sur l’apparence physique, lui dit-il avec un léger sourire.
   Mais il savait pertinemment que ce n’était pas la balafre qui lui fendait le visage qui effrayait sa jeune proie. S’il était devenu quasiment impossible de le reconnaître dans son apparence pour une femme qui l’avait vu pour la dernière fois cinq ans auparavant, sa voix en revanche n’avait pas changé et était reconnaissable entre toutes, en particulier pour une musicienne, en particulier pour celle-là.
   - Je n’ai tué personne, cracha-t-elle.
   - Je n’en doute pas, Blanche, répondit-il en dessinant sur ses traits une expression de surprise. Je ne l’ai jamais affirmé.
   - Dis-moi alors ce que tu fais là, reprit-elle, méfiante.
   - Je viens te chercher.
   Elle voulut reculer encore, ne réussit qu’à se cogner contre les panneaux de bois.
   - Je n’ai tué personne ! répéta-t-elle.
   - Je sais, je sais, Blanche, lui dit-il doucement. Mais tes talents ne sont pas inconnus, ma belle… D’autres que nous, par des moyens que j’ignore, ont été mis au courant… Il m’importe à présent de te, de les protéger.
   Une lueur d’étonnement passa dans les yeux de la jeune femme, bientôt remplacée par une méfiance encore plus forte que la précédente.
   - Bien sûr, jeta-t-elle avec hargne. Bien sûr, tu viens me protéger ! Si je devais croire ne serait-ce qu’une seule de tes paroles de serpent ! je croirais à ton lapsus, ton lapsus qui m’a prouvé que ce n’était que mes… talents… qui t’importaient. Mais même ça ! s’emporta-t-elle. Même ça je ne peux pas me permettre de le croire, parce que tu es un être de mensonge, parce pas une seule parole de vérité ne saurait s’échapper de tes lèvres ! Je ne te crois pas, je ne te crois pas, répéta-t-elle.
   Il prit son temps avant de répondre, ses yeux noirs plongés dans ceux, gris d’acier, de celle qui lui faisait face.
   - Cinq ans, Blanche, murmura-t-il doucement. Cinq ans que tu ne m’as pas vu. Comment peux-tu savoir si je suis toujours le même, celui que tu te plais à me dépeindre ?
   Elle ne lui répondit pas, ne lui accordait plus aucune attention ; ses longs doigts pianotaient sur la table à une vitesse inhumaine, ses yeux nerveux roulaient dans leurs orbites, guettaient dans les coins d’ombre une issue désespérée. En vain. La seule porte qu’elle aurait pu atteindre se trouvait être celle que son interlocuteur avait pris soin de bloquer en arrivant. La porte d’entrée se trouvait trop loin, et trop grand le risque qu’elle trébuche en se ruant vers la sortie – elle était piégée, piégée comme la bête sauvage que traquait son chasseur. Alors, après avoir constaté qu’elle ne pourrait s’échapper d’aucune manière, alors seulement elle reporta son attention vers l’homme. Il ne l’avait pas quittée du regard. Un frisson de délice le parcourut lorsqu’il vit la flamme dure, sans équivoque, qui était née dans les yeux de la jeune femme ; il avait été si sot de croire qu’elle se laisserait facilement faire. Ce ne serait pas une mission de routine, ce serait une véritable partie de chasse – teintée de cette mélancolie, peut-être, qui vous prend lorsque vous abattez une personne que vous connaissez… il chassa cette pensée d’un battement de cil. Mélancolie ? Il avait banni ce mot de son répertoire.
   - Blanche, Blanche… reprit-il, un gentil sourire flottant sur les lèvres.
   - Blanche, Blanche ! singea-t-elle d’une voix qui avait viré à la crécelle. Blanche ! Oh, Blanche, ma chérie, ne bouge pas pendant que je colle mon revolver sur ta tempe, tu serais bien aimable !
   De la rage pure dansait dans ses yeux. De la haine aussi.
   Il faillit un instant prendre un air choqué pour réciter sa réplique suivante, puis, avec un haussement d’épaule, décida de redevenir lui-même. Il n’avait jamais été un grand acteur de théâtre. D’ailleurs il n’avait pas essayé.
   Aussitôt ses yeux noirs, de veloutés, devinrent granit. Ses muscles se contractèrent légèrement, se verrouillèrent ; son visage devint dur, ses larges mains glissèrent imperceptiblement sur la table. Il se releva de toute sa hauteur. Aurait-elle été debout qu’il l’aurait dépassée d’une bonne tête.
   - Blanche… gronda-t-il. Tu es une mauvaise fille. On m’avait demandé d’être gentil avec toi, ma belle. Tu sais combien ça me coûte d’être gentil… en particulier avec toi… et c’est ainsi que tu récompenses mes efforts ?
   Il atténua la rage qui couvait dans sa voix. Lui-même, mais pas complètement. Vrai, mais pas vraiment.
   - Blanche ! Nous voulons véritablement t’aider. Que j’aie changé ou non, je ne parle pas en mon nom, je parle en celui de tous. Que crains-tu de moi ? Que je te tue ? Ils sauraient faire bien pire. Nous voulons préserver ton talent, Blanche ; ils veulent te le voler. Avec toutes ces idées que ces types peuvent se mettre dans la tête, jusqu’à quelles extrémités crois-tu qu’ils pourraient aller ? Tu as vraiment besoin que je les énumère, que je te les décrive, Blanche ? Tu veux que je le fasse ?
   Elle tremblait. Les lèvres serrées, elle secoua lentement la tête. Non, elle connaissait les méthodes. Elle les connaissait très bien.
   - Viens avec moi, reprit-il d’un ton radouci. Je vais t’emmener dans le quartier général que nous avons sur Paris ; de là-bas, nous te placerons dans un avion en direction de Londres. Tu aimes Londres, non ? La branche anglaise du groupe dont je te parle est mal organisée et nos agents ont pris soin de la démanteler. Aie confiance en moi, Blanche. Confiance. Connais-tu encore ce mot ?
   - Non, murmura-t-elle. Non et toi non plus.
   - Qu’est-ce que tu dis ?
   - Je dis que je n’ai pas confiance en toi, reprit-elle plus fort.
   - C’est dommage, Blanche. C’est très dommage.
   Elle le fixa.
   - Pour toi sans doute.
   - Un peu moins que pour toi, ma belle…
   Il se laissa glisser près d’elle sur la banquette de cuir élimée, colorée d’un rouge terni par les passages. Elle eut un mouvement de répulsion.
   - C’est ma balafre ? sourit-il. Je ne vais pas te raconter d’où elle me vient ; ta confiance en moi s’en trouverait encore amenuisée.
   - Elle n’existe pas, cracha-t-elle.
   Elle sentit brutalement quelque chose de froid se poser très légèrement contre sa nuque – comme un flocon de neige ; comme un serpent fait de courants d’air…
   - En es-tu sûre, Blanche ?
   Il se pencha vers elle.
   - En es-tu vraiment sûre ?
   Elle planta son regard dans le sien. Elle conservait une étonnante maîtrise d’elle-même tandis que la lame de son interlocuteur dessinait des sillons sanglants au bas de sa nuque.
   - Je n’en ai jamais été aussi sûre, assena-t-elle. Jamais.
   Il sourit.
   - Je t’aimais bien, Blanche.
   - Et moi, je t’ai bien aimé.
   - Nous avons été amis, n’est-ce pas ?
   - Il paraîtrait.
   - Cela me semble peu probable.
   - Et à moi donc.
   Ils éclatèrent de rire ensemble. La lame n’avait pas cessé sa danse de mort.
   - As-tu fait un concert récemment, chère amie ? lui susurra-t-il malicieusement à l’oreille.
   Elle sourit. La lame n’avait pas cessé sa danse de mort.
   - Le dernier date de cinq ans, tu y étais présent, souffla-t-elle. Tu en as miraculeusement réchappé…
   - Tu aurais aimé que j’y passe, n’est-ce pas ?
   - Ô combien !
   - Mais je suis là, Blanche. Je ne t’ai pas quitté. Je suis resté ton fantôme…
   La lame n’avait pas cessé sa danse de mort.
   - Un fantôme, Blanche, rien de plus qu’un fantôme…
   La lame n’avait pas cessé sa danse de mort.
   - Le spectre de ceux que tu as envoyé à la tombe…
   Elle se raidit. La lame n’avait pas cessé sa danse de mort.
   - Il fallait bien que je te rende la monnaie de ta pièce, chuchota-t-il.
   La lame acheva son ballet d’écarlate.
   - Mort pour mort, Blanche… mais moi je suis encore vivant.
   Il se leva nonchalamment, rabattit sa capuche sur sa tête et sortit. Le cuir doucement reprenait ses couleurs d’antan.

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