dimanche 18 mars 2012

La tristesse des ogres

   C'est un pont comme beaucoup d'autres ponts, joliment décrépi et envahi de plantes grimpantes, mais sous ce pont dorment les ogres et sous ce pont les ogres pleurent. Peut-être ces larmes sont-elles celles des enfants endormis dans leur ventre. Parce qu'avez-vous déjà vu pleurer un ogre ? Ce sont des larmes petites, toutes petites, à peine aussi salées qu'un sanglot de poisson. La langue immense et bleuâtre de l'ogre vient attraper ces petites perles, et les avale, les rend aux enfants. Est-ce peut-être le baiser des ogres, la caresse des larmes. L'amour des ogres est une chose mystérieuse. On se dit parfois que ce sont les enfants qui s'aiment, et les enfants ne s'aiment jamais vraiment. Ou bien savent-ils cet art mieux que nous. On ne sait pas grand-chose des enfants, ni des ogres.
   Un ogre en sommeil est un caillou. Un amas rocheux qui ronfle. Un ventriloque : on entend des comptines s'échapper de son ventre ; petites musiques et petits chants, berceuses ou appels au secours, on ne sait pas trop. Les os recrachés ne font aucun bruit. Ils gisent sous le pont, aussi disparates qu'un puzzle monstrueux, un squelette difforme, un enfant géant, malformé, impossible, magma de chair imaginaire, que personne n'oserait reconstruire. Les ogres s'en foutent. Ils ferment les yeux pour écouter la musique. Ils vomiront plus tard.


   Et le monstre gagnera un bout de charpente supplémentaire.
   Un jour peut-être un nécromancien passera faire un tour sous le pont et lui viendra l'idée saugrenue
de donner corps au squelette oublié là. Il se cassera la tête deux-trois jours, deux-trois mois, deux-trois ans
   – le temps de rendre une cohérence à ce qui n'était pas fait pour en avoir –
      il fera ses petits sortilèges, ses petites incantations
         et sous la forme de l'enfant-monstre
            ruisselant de larmes anciennes
               viendra au monde l'apocalypse
                  née de la tristesse des ogres.

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